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“Le Langage de la Poésie”

Encore un essai sur la poésie? Rassurons le lecteur: il ne s'agit que du langage poétique.

Je ne m'oppose pas, bien entendu, à quiconque voudra faire de la poésie le résultat d'une inspiration sublime. Plus modeste—ou moins pressé—, je préfère la considérer comme une forme de langage. Je ne prétends pas toutefois la dégrader. Même sans adhérer à des formules telles que celle de Heidegger: "Le langage est l'habitacle de l'être", aussi qu'incompréhensibles, je n'ai guère de doutes que le langage—est une réalité respectable. Elle est au moins aussi respectable que l'homme, qui—on l'a dit souvent—n'a pas inventé le langage, ni l'a reçu tout fait, mais est né avec le langage.

La poésie est donc aussi un langage. Mais le problème se pose maintenant: quelle espèce de langage? La question ne se résout pas en ajoutant au mot "langage" des adjectifs plus ou moins enthousiastes. Des mots tels que "divin", "sublime", 'mystérieux" sont parfois assez attrayants. Ils sont aussi assez déroutants. A travers leurs mailles tout passé: non seulement la poésie, mais peut-être la réalité entière. Quoique les adjectifs soient, hélas!, inévitables, il faut en choisir de plus humbles. La poésie mérite qu'on la regarde, face à face, sans aucune irreverence, mais aussi sans aucune complaisance.

Quels adjectifs faut-il donc employer? Une longue discussion qui s'étire encore peut nous servir à l'occasion. Pendant quelques années livres et articles sur le language et sur les distinctions à établir entre divers langages n'ont pas manqué. Je n'ai pas l'intention de faire un rapport, même sommaire, de cette discussion, Je me b bornerai à rappeler une division qui pendant assez long-temps a connu une certaine vogue. Il s'agit de la distribution des langages en deux classes mutuellement exclusives: la classe des langages émotifs et la classe des langages indicatifs. Je sais bien qu'à présent on a élargi la classification, et que l'on parle souvent aussi de langages prescriptifs et de langages valoratifs. Qu'on me permette cependant de m'en tenir à la classification la plus simple, elle sera largement suffissante. Quant à la definition de nos deux langages, je me bornerai à rappeler que les langages indicatifs sont censes être des langages informatifs, tandis que les langages émotifs sont considérés comme equivalents à des langages expressifs. On dira que le fait d'être informative n'est pas suffisant pour caractériser un langage, car les langages expressifs sont aussi des langages informatifs: ils nous reseignent au moins sur la réalité subjective de celui qui en fait usage. Mais le mot "informatif" est employé ici dans un sens très strict, les reseignements proportionnés par les langages informatifs devant à mon avis être traduisibles par des expressions inter-subjectives (accessibles en principe à tous les humains) dont le prototype est constitué par les énoncés de la science. Nous sommes donc d'accord pour conclure que les expressions des langages indicatifs sont vraiment des énoncés: ils proposent quelque chose sur quelque chose. Par contre, les expressions des langages émotifs ne seraient pas de vrais énoncés, quoiqu'ils en aient souvent la forme. En fait, les énoncés des langages émotifs ne seraient que de pseudo-énoncés. Ils auraient l'air de dire beaucoup de choses. En fait, ils ne diraient rien—ou presque rien.

Je ne peux pas m'empêcher de reconnaître que théorie dont J'ai fait un résumé par trop hâtif nous éclaire certaines zones d'expression humaine que la critique appelée, à tort ou à raison, "impressionniste", avait lasses jusqu'à maintenat dans l'ombre. Le prototype des langages indicatifs est, nous l'avons dit, le langage de la science. Le prototype des langages émotifs, ne sera-t il donc pas la poésie? D'après la théorie mentionnée, il ne semble y avoir aucun doute là-dessus. Le langage de la poésie n'a pas, en effet, l'air de se préoccuper de décrire objectivement la réalité. On pourrait en donner bien des exemples. Choisissons-en un très connu. Dans le célèbre poème de Valery, Palme, le poète a écrit:

Patience, patience!
Patience dans l'azur
Chaque atome de silence
Est la chance d'un fruit mûr.

Qu' est-ce que le poète nous "dit"? En fait, il ne nous "dit" rein. Passons sur les deux premiers vers. Ils ne sont pas certes de nature émotive, mais imperative: le poète commande au poéte—le créateur—d'être patient. Ils posent donc un problème qu'il serait trop long de développer ici, car il faudrait analyser la nature des langages dont les expressions sont des commandements. Il se peut que dans ce cas le poète arrive à dire quelque chose, quoique ceux qui ont le plus insisté sur la division des langages dans le sens indiqué ne manquent pas de remarquer que les expressions impératives peuvent être considérées comme une sousclasse des pseudo-énoncés émotifs. D'après eux, les expressions impératives ne font qu'exprimer le désir—ou les desires—de ceux qui les formulent. Mais, que se passe-t-il avec les deux derniers vers? Ils seraient tout à fait ahurissants pour un sujet hypothétique qui, éduqué exclusivement dans les sciences, n'aurait jamais entendu parler de la poésie (quoiqu'il ait probablement fait de la poésie sans le savoir, comme Monsieur Jourdain—l'exemple inevitable—faisait de la prose à son insu). Tâchons, en effet, de traduire ces vers en un langage informatif remplissant les conditions posées par ces langages. Peut-on parler sérieusement des "atomes de silence"? Peut-on dire avec une bonne conscience scienifique que les atomes de silence sont des chances de fruits mûrs? On sera donc obligé de conclure que le langage de la poésie est aussi admirable que vide de sens. Un dilemme sera posé auquel on ne pourra échapper que très difficilement: ou l'écrivain veut nous dire quelque chose—et dans ce cas son langage ne sera plus poétique—, ou il accepte de ne rien nous dire—et dans ce cas son langage ne sera pas indicatif, c'est-à-dire, informatif, cest-à-dire, scientifique.

La thèse est donc assez instructive. Elle n'est pas toutefois très convaincante—et même très recommendable—. Je suis sûr que des dizaines d'objections tournent déjà dans la tête des lecteurs. Par exemple, l'objection—déjà evidente dans la formulation de la théorie elle-même—que le poète nous reseigne au moins sur ses impressions subjectives, lesquelles ne peuvent être considérées en tant que telles comme une manifestation de simple fantasie. Ou bien l'objection consistant à révéler que le langage scientifique ne se réfère pas toujours directement et univoquement à la réalité, qu'il y a dans ce langage non seulement des énoncés indicatifs, mais aussi, et en abondance, des énoncés conditionnels, et même ces énoncés—si inquiétants pour les logicians et pour les epistemologies—qu'on connaît sous le nom de "conditionnels contre-fractuels". Or, quoique ces objections soient très bien fondées, il serait peut-être précipité de conclure que la thèse sur la classification des lagages est absolumment fausse. A mon avis, elle est plutôt mal formulée. Elle oublie que des prédicats tels que "informatif", "émotif", "scientifque", "poétique", etc., ne sauraient être pris comme s'ils désignaient des réalités données une fois pour toutes. Elle oublie, en somme, que dans ce qu'on appelle la réalité on décèle moins des formes d'être que des tendances. La thèse de la division des langages ne doit donc pas être la proie d'un sourire méprisant, même s'il est courtois: les philosophies ne se réfutent pas en les déclarant superficielles: après tout, Husserl a dit—et j'y adhère de tout Coeur—que la vraie philosophie est toujours superficielle. Mais la portée de la thèse en question doit être considérablement restreinte. Qu'on me permet-te de donner ici mon avis: il n'y a pas de langages absolument scientifiques ni de langages absolument poétiques. "Scientifique" et "poétique" sont des prédicats exprimant la tendance respectivement indicatrice et émotive de chacun de ces deux langages. Même si la division est utile, elle ne peut pas être déclarée complètement valable. Mais même si elle est fausse, elle ne peut pas être déclarée entièrement inutile.

Or, les philosophes qui ont accepté loyalement les critiques contre la division des langages en langages indicatifs et langages émotifs nont pas toujours abandonné tout espoir de découvir une classification vraiment adéquate des langages. Le moteur qui les a poussés à conserver cet espoir a été d'ailleurs toujours le même: la tendance—je dirais même: la manie—de séparer la littérature—ou la poésie—de la philosophie—ou de la science. Il doit y avoir se sont-ils dit mille fois, une différence qui soit définitivement marquante. L'examen du contenu des langages—la signification des termes employés—ne constituait pas une base suffisante. Pourquoi donc ne pas s'en tenir à la forme? Voici la nouvelle théorie. Elle nous affirme qu'il y a bel et bien une différence essentielle—et non seulement graduelle ou "tendencielle"—entre le langage scientifique et le langage poétique, mais que cette differénce relève des structures de ces deux langages. D'après cette théorie, il n'est pas difficile de préciser ces structures. En substance, on peut les définir comme suit: la structure du langage scientifique est réversible; celle du langage poétique, irreversible. Autrement dit: l'homme de science peut, s'il le veut, modifier l'ordre de ses mots—ou, en général, de ses symbols—et même modifier les mots—ou les symbols—eux-mêmes pourvu que deux conditions soit remplies: maintenir la correspondence, et conserver la synonymie. Le poète—ou, en général, l'artiste—ne peut, par contre, modifier la structure d'un ouvrage sans le transformer d'une façon essentielle. Prenons un autre exemple, voici le célèbre commencement de Phèdre:

Le dessein en est pris, je pars, cher Théramène

Ce vers est à peu près (et je m'empresse de souligner les mots "à peu près") identique à la phrase:

Cher Théramène: le dessein en est pris, je pars

Mais nous le savons bien: ce que le poète a écrit n' est pas identique à ce nou avons transcrit, même si la signification reste la même. D'où la conclusion: le langage de la science est fait de propositions ouvertes et, en principe, modifiables, tandis que le langage de la poésie est fait de phrases fermées et en principe inaltérables. Les mots d'un poème, on l'a dit souvent, ne s'échangent pas aisément par autres mots, et cela fait qu'à la rigueur un poème ne peut pas s'expliquer. En dernier terme, cette théorie, élaborée par des hommes de science ou par des philosophes attirés surtout par la science, revient à l'affirmation du caractère hermétique de l'art—et par sucroît, de la poésie. Comme la science, la poésie aura des lois: ses propres lois.

Cette nouvelle classification est assez instructive. Mais il faut la considérer avec une modération extrême. Poussée jusqu'à dernières conséquences, elle prête le flanc à des objections nombreuses. D'abord, il n'est pas si évident qu'on l'affirme, que la structure du langage scientifique soit une structure tout à fait ouverte. On peut, bien entendu, remplacer beaucoup de termes dans les énoncés de ce langage. Mais à ce condition que les substitutions obéissent à certaines lois, dont les deux lois déjà mentionnées: celle de la correspondance, et celle de la synonymie. Une science ne se réduit pas seulement, en effet, à une série d'énoncés soumis aux variations de l'expérience. Elle s'en tient très souvent à des conditions qui, bien que ne pouvant pas défier l'expérience, ne découlent pas—ou ne découlent pas seulement—de l'experience. Par example, la condition connue sous le nom de loi de simplicité. Ou celle connue sous le nom de loi de l'harmonie. Ou celle qu'on a appelée parfois le principe de la moindre action. Ou (seule condition vraiment inéluctable, car sans elle la science court le risque de devenir un amas de propositions fortuites) la loi de la coherence. Au fond, la science deviendrait impossible si elle n'était en bonne partie une construction—et pas suelement une activité—humaine. Sans retomber dans l'idéalisme, et encore moins dans l'anthropocentrisme, il est raisonnable de soutenir donc que dans certaines de ses régions le langage de la science, fermé par ses propres conditons, frôle le langage de l'art—et au besoin celui de la poésie. De même que la poésie, la science ne se refuse pas—quoique souvent elle ne le voit pas d'un bon oeil—à ce que son langage devienne irréversible. Ce jour sera celui où, la science devenue parfaite, le procès infini de la raison dont parlait Kant sera parachevé. Quelques philosophes ont même supposé que cette science parfaite dont le langage est déjà irreversible existe quelque part—dans l'esprit de Dieu. Dans cet Esprit il n'y aurait plus de différences entre l'expression poétique et l'expression scientifique, peut-être parce que faire le monde et le comprendre seraient en Lui exactement la même chose. Ne tranchons pas, cependant, sur une questions si épineuse. Bornons-nous à reconnaître que la deuxième théorie ici présentée sur la division des langages nous apporte quelques éclaircissements, mais que, en tant que division faite à la mesure de l'homme, elle est de nature plutôt pragmatique que "réelle". En fait, le langage poétique et le langage scientifique ne se distingueraient pas entre eux par ce qu'ils sont, mais par ce qu'ils ont la tendance à devenir.

Faudra-t-il donc en conclure qu'il ne peut y avoir acune différence d'essence entre les deux langages? S'agirait-il seulement d'une différence de dégré? On serait bien tenté de le déclarer tout en laissant aux soins des philosophes de démêler dans chaque cas particulier la proportion de langage poétique et de langage scientifique existant dans un "univers du discours" quelconque. Malheureusement, cette décision si raisonnable nous porterait bien vite à des confusions inextricables. Déjà il est assez difficile maintenant de démystifier certaines théories dont le verbiage pseudo-poétique ne parvient qu'avec peine à cacher une pseudo-science; que ne se passerait-il pas si on insistait trop sur le besoin d'établir des rapports de plus en plus intimes entre la science et l'art? Le romantisme allemand serait sobre, comparé avec les résultats d'une telle conclusion. Tâchons de ne pas oublier qu'il y a des rapports entre la science et l'art—ou la poésie—, ou plutôt entre le langage scientifique et le langage artistique—ou poétique. Mais avant d' aller trop loin dans cette voie qui menace de "romantiser" un peu trop la philosophie, il faudra s'arrêter pour trouver s'il existe des différences valables entre les deux langages. Une fois—mais seulement alors—les différences dûment soulignées, il sera possible de reconnaître les liens qui les unissent. Il n'est pas besoin d'être néo-thomiste, et moins encore maritainiste, pour accepter l'idée de se servir, avec d'autres méthodes et sur d'autres problèmes, de la formule du philosophe français: "distinguer pour unir".

Nous voilà donc forces de reformuler le problème. Les deux theories que nous avions présentée tout à l'heure étaient, reconnaissons loyalement, assez claires. La clarté n'est pas certes, une vertu mineure dont on puisse se passer aisément en philosophie. Mais ce n'est pas non plus une vertu suffissante: une théorie doit être non seulement claire mais vraie. Or, les théories en question rencontraient des obstacles trop formidables pour qu'on puisse s'entêter à les maintenir sans risquer de perdre ce qu'elles ont, après tout, de suggestif—et de valable. L'idéal est donc de trouver une doctrine qui soit en même temps claire et vraie—ou au moins vraie jusqu'au point où une doctrine humaine peut 1'être. Nous ferons de notre mieux pour l'esquisser.

En fait, elle a déjà été esquissé à plusieurs reprises par des philosophes et des critiques littéraires, quoique d'une façon plutôt négative que positive. On a remarqué, en effet, qu'à l'intérieur de n'importe laquelle des deux théories presentées—et souvent à l'intérieur des deux théories considérées ensemble—s'ouvrent de très larges fissures. Ce sont des contradictions ou, pour être plus précis, des paradoxes. Pour arriver à ce résultat on a employé la méthode déjà classique: on a poussé la théorie jusqu'aux conséquences extrêmes et on 1'a réduite partant à l'absurde. Je sais bien que les énoncés qui composent de semblables théories ne sont pas des énoncés logiques: il serait donc précipité de conclure que l'énoncé contradictoire de celui trouvé absurde est par ce seul fait un énoncé vrai. Mais au moins on peut découvrir, après le procès de la réduction à l'absurde, la voie qui nous mène vers un terrain moins glissant que celui qui nous a soutenu jusqu'à présent.

Supposons, donc, que 1e langage poétique soit vraiment et en toute conséquence un langage purement émotif, évocatif ou expressif, qui ne désigne pas une réalité exprimable au moyen d'énoncés inter-subjectifs et qui n'a pas, à proprement parler, une valeur cognoscitive. Supposons aussi que le langage poétique soit un langage fermé (fermé sur lui-même), un univers linguistique subsistant, indépendant et, en outre, irréversible. Quels faits pourrons-nous alors tirer de ces hypothèses? Tout d'abord, un fait gros de consequences: l'interprétation d'une production poétique quelconque devra être réalisée à l'interieur du même langage. La seule optique permise sera l'optique du langage poétique considéré. En conséquence, il faudra éliminer presque tout ce qui fai les délices et d'une bonne partie du public et d'un assez grand nombre de critiques et d'érudits de toutes sortes: la biographie du poète, les influences qu'il a reçues, les amours dont il a joui—ou dont il a souffert—, l'argent qu'il avait—ou dont il manquait—, les circonstances historiques où son ouvrage a pris racine, la connunauté dans laquelle il vit ou a vécu, la société ou le fragment de société dans laquelle, et pour laquelle, ou contre laquelle, il a écrit.[1] Ni la psychologie, ni la sociologie ni l'historie n'auront alors rien à voir avec cet univers immaculé de la production poétique: l'expliquer—ce qui veut dire: prendre sur lui un point de vue "extérieur"—sera la même chose que le maculer. On peut penser que pour atteindre une telle interprétation il faut procédér à une épuration trop radicale. Nous craignons toutefois que cette épuration soit encore insuffisante. Car éliminer tout ce que le poète a prétendu dire (ou écrire) ne purifie pas assez notre univers, il faut encore plus: éliminer tout ce que le poète a dit. A "dit"? Mais, est-ce que le poète a dit vraiment quelque chose? "Dire" signifie tout d'abord décrire une réalité—ou les lois auxquelles obéit une réalité—. Et si l'oeuvre poétique ne va pas au-delà d'elle-même, c'est-à-dire, si elle reste enfermée en elle-même, pourra-t-on dire sur elle quoi que ce soit qui ne soit pas contenu en elle?[2] Dans ce cas, les mots employés dans la poésie joueront un rôle analogue à celui que, d'après les logicians contemportains, joue la "mention"—à différence de l'"emploi"—des signes. Un signe employé désigne une réalité, un signe mentionné se désigne à soi-même—l'on veut, il est lui-même une "réalité". Or, du point de vue "intérieur" dont nous avons parlé tout à l'heure, la poésie ne peut pas avoir un qui ne soit que la mention d'elle même. En obéissant exclusivement aux lois de son propre univers, la poésie abandonne le poète et la réalité que le poète prétendait peut-être décrire, mais qu'il ne pouvait pas, en tant que poète, décrire. Bref: la poésie, comme forme purement interne, obéira dans ce cas seulement à un ensemble bien défini de lois: les lois du langage poétique.

Un langage qui n'obéit qu'à ses propres lois possède une seule dimension: la dimension syntactique. La syntaxe—que je définirai ici, d'après les logiciens et les mathématiciens contemporains et non d'après les linguists—sera l'étude des rapports des signes entre eux, sans tenir compte des significations des signes ou des choses signifiées par les signes; la syntaxe sera, donc, la seule science capable de nous dire quelque chose sur la poésie. Mais, quelle est cette syntaxe? Evidemment, la syntaxe poétique. Il s'agit d'une syntaxe qui pourra s'appuyer au besoin, sur la syntaxe grammaticale, mais qui ne pourra pas considérer celle-ci comme normative. La syntaxe grammaticale sera, tout au plus, un quide et un auxiliaire de la syntaxe poétique. Car ne nous y trompons pas: la syntaxe poétique, dépouillée de toute "souillure" n'obéira plus déjà aux lois qui permettent de construire des phrases intelligibles. L'intelligibilité d'une production poétique—si l'on peut parler encore d'intelligbilité—ne sera qu'une addition gratuite du lecteur, ou de l'auditeur, qui, incapable de percevoir la structure interne du langage poétique, s'entêtera à le "Comprendre". Ainsi, la poésie en tant que syntaxe pure parviendra à posséder une transparence complète. Il ne s'agira pas toutefois de la transparence significative. il s'agira de la transparence engendrée par l'ordre—un ordre plus rigide encore que l'ordre logique, parce que, à l'inverse de celui-ci, il sera a complètement irréversible. En somme, la poésie pure—expression absurde dans une doctrine où toute poésie est nécessairement pure—refusera l'intelligibilité, précisément parce qu'elle sera à sa manière l'exposant le plus élevé de la pure intelligibilité. L'obscurité de la signification ne sera donc pas forcément un vice. En fait, elle ne sera ni un vice ni une vertu. "Obscurité" et "clarté" deviendront des prédicats ne possédant aucune signification. Et le mot "intelligibilité" désignera seulement le fait que dans ce genre de poésie—ou, d'après ceux qui s'en tiennent à cette interprétation, dans la poésie tout court—les termes employés par le poète seront disposés suivant un certain ordre, c'est à-dire, obéissant à un certain rythme. Bref: la poésie sera alors arrangement de formes—ou de signes—et par conséquent ce qu'on s'entête à appeler encore, mais sans aucune conviction, "interprétation" de la poésie se trouvera réduite à une étude de toutes les lois possibles d'agencement du rythme verbal.

Il est difficile, dira-t-on d'aller aussi loin. Et cependant, ces conclusions nous confirmant que la poésie est essentiellement un langage, semblent s'accorder tout à fait avec notre intention originaire: étudier la poésie du point de vue du langage poétique. Or, le terme "langage" est à la fois plus riche de contenu et plus pauvre de pathétisme que ce qu'on imagine. Autrement dit: ce terme ne possède pas une seule, mais plusieurs significations. Les théoriciens auxquels nous avons fait allusion tout à l'heure, les formalistes, sont devenus presque ivres de pureté ils n'ont fait que tisser sans cesse des raisonnements autour de la pure dimension syntactique de la poésie. Its ont oublié—ou ils ont tout fait pour ne pas y penser—que la dimension syntactique n'est pas la seule possible: il y a aussi dimension syntactique n'est pas la dimension pragmatique. Je sais bien qu'en toute rigueur ces dimensions ne sont pas linguistiques, mais métalinguistiques: ce sont les métalangages, les langages dont on se sert pour parler des langages, qui ont une dimension syntactique, une dimension sémantique et une dimension pragmatique. Mais il n'est pas impossible de considérer tout langage, en tant qu'ensemble de signes, comme un métalangage possible; en tant que tel, il aura les trois dimensions sémiotiques. Ainsi, l'oubli des dimensions en faveur d'une seule, est la raison ultime de toute tentative pour réduire la poésie à la poésie absolument pure—avec cette pureté étonnante qui nous apporte le manque de signification.

La syntaxe s'occupe, nous l'avons précisé, des rapports des signes—dans le cas présent, des termes ou mots—entre eux. La sémantique a affaire aux rapports entre les signes et les réalitiés désignées par les signes. La pragmatique traite du rapport entre les signes et ceux qui les forgent, les manient ou les interprètent. Comme tout langage, la poésie possède bien entendu, une dimension syntactique. La question se pose maintenent: possède-t-elle aussi une dimension sémantique? Supposons, comme le font les formalistes, qu'elle ne la possède pas. Dans ce cas, les termes employés par le poète n'auront aucune signification. Bien—rétorqueront les formalists—c'est justement ce que nous disions tout à l'heure: la poésie—le langage poétique—se réduit à une syntaxe. Or, dès que, au lieu de postuler ce que la poésie est—ou doit être--, nous nous décidons tout simplement à la lire, à l'écouter, ou, mieux encore, à la faire, nous découvrons que le soi-disant manque de signification du langage poétique ne résiste pas lontemps à la confrontation avec la réalité. Aucune signification, le langage poétique? Bien au contraire: des dizaines, des centaines de significations. Chaque phrase d'un poème même chaque mot d'un poème possède beaucoup plus de significations que n'importe quell autre phrase ou n'importe quel autre mot appartenant à un langage différent. Les exemples ne manquent pas. En fait, nous pourrions en apporter pendant des heuresbounce rien qu'avec un livre de poésie dans une main, un traité de physique, de chimie ou de biologie, dans l'autre. Un seul exemple, j'espère, suffira. Si nous écrivons:

La quantité de mouvement est une constante équivalente
au produit de la masse par le carré de la vitesse,

nous formulons un énoncé qui possède une signification: le fait que dans le monde physique de la Mécanique classique la quantité de mouvement soit une constante équivalente au produit de la masse par le carré de la vitesse. Pourvu qu'on ne démontre pas que la formule est erronée, sa signification sera toujours une—et sera toujours la même. On peut—et on droit—donc la traduire, si possible, en un langage symbolique, où les symboles employés soient bien defines—bien définis, naturellement, en fonction de quelques symboles primitifs, lesquels, toutefois, ne sont pas toujours des propostions premières et, en tant que telles, évidentes. Certes, tous les énoncés appartenant à la science n'offrent pas une structure si transparente—on dirait si translucide—que celle révélée par la formule de la Mécanique classique ci-avant mentionnée. Il ne serait pas difficile de trouver des énoncés qui, en plus de leur sens explicite, posséderaient un sens implicite. Mais ces énoncés ne seraient déjà plus complètement scientifiques. Il n'est pas permis à la science de se glisser sans trêve vers des énoncés à double sens. Emportée toujours par sa très légitime "manie'' d'énoncer, et d'enoncer avec exactitude, ce qu'elle prétend dire, la science sacrifie la beauté troublante du langage implicite à la tranquille beauté du langage explicite. Elle préfère la publicité au secret. Elle aime la sécurité d'être triviale et refuse le risque de devenir profonde. Prenons, par contre, une expression poétique. Dans Le Bateau ivre, de Rimbaud, nous lisons:

J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques

Cette expression n'est pas obscure ou confuse, elle est, au contraire, extrêmement lucide. Mais la lucidité de l'expression n'est pas équivalente à son univocité. Un nombre très élevé—j'avais la tentation de dire: infini—de significations s'entrecroisent presque sur chaque mot. Le soliel que le poète "voit" n'est pas seulement le soleil, les taches du soleil ne sont pas seulement ses taches; "horreurs mystiques" ne veut pas dire tout simplement des horreurs qualifiées d'une façon plus ou moins étonnante. Le langage de la poésie a donc bien une dimension sémantique. De ce point de vue, il suit une voie très semblable à celle de la science. Mais à côte de cette coïncidence fondamentale une différence très appréciable survient: le langage de is poésie est toujours implicite. Au fond de chaque expression poétique se cache, souvent invisible au poète lui-même, un univers étonnamment riche de significations.

Je ne crois pas nécessaire de m'attarder à montrer qu'il en est de même avec la dimension pragmatique. Il y a—ou il doit y avoir—seulement un lein qui unit dans chaque propostion scientifique sa structure syntactique, sa dimension sémantique et son sens pragmatique. Une même ligne parcourt le trajet qui va de la proposition scientifique à la compréhension de sa signification. Par contre, il y a plusieurs liens unissant—ou parfois séparant—l'ouvrage poétique du lecteur—ou même du poète. Nous pouvons donc insister ici sur le fait que la différence entre le langage scientifique et le langage poétique n'est pas seulement une différence de structure ou de contenu, mais une différence de nature. Et avec cela nous pouvons comprendre les raisons pour lesquelles la distinction entre les deux types de langages est à la fois plus radicale et moins radicale que celle postulée par les théories que nous avons examinées. Elle est moins radicale, parce que, en tant que langages, ils obéissent à des lois identiques et possèdent des dimensions identiques. Elle est plus radicale, parce que le rôle joué par ces lois et ces dimensions est totalement différent dans chacun des langages. Ne disons donc point que la poésie est faite avec le coeur et la science avec la tête. Disons plutôt qu'avec le coeur et avec la tête le poète et l'homme de science nous bâtissent deux mondes, tous deux également justifiés et tous deux également indispensables.

NOTES

  1. On voit ici que l'analyse de langage poétique que nous proposons prend le caractère d'analyse "intrinsèque" introduite par Ingarden dans son analyse de l'oeuvre littéraire (Das Litterarische Kuntswerk, 1930).
  2. Nous réjoignons ici la position d'Ingarden en ce qui concerne le rapport de la réalité dans l'oeuvre d'art à la réalité "extérieure".
Ferrater Mora, José. “Le Langage de la Poésie.” Nine Essays in Phenomenology, edited by Roman Ingarden, 147-159. The Hague: Martinus, Hijhoff, 1959.
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